A Monsieur M.
Si après 10 ans, nous nous souvenons encore de quelqu’un que, finalement, nous avions peu croisé, c’est qu’il était déjà remarquable. Si, au bout de 20 ans, nous en conservons un souvenir ému, c’est qu’il a alors tenu, dans notre vie, un rôle essentiel.
Nous gardons de nos professeurs de collège et de lycée des images souvent cruelles, des tics verbaux, des postures ridicules, des colères mémorables. Il est plus rare de se souvenir d’une salle de classe où le silence témoignait d’une attention rare en ces âges tumultueux où le savoir peut être perçu comme un handicap.
Je revois fréquemment en pensées mon professeur de français. Je ne sais rien de lui. Mon Bac en poche, je ne l’ai plus jamais croisé. Je lui dois pourtant tellement et il est si injuste de ne pas le réaliser au moment même où nous pourrions encore remercier.
Il m’a promené en quelques années de Montaigne à Verlaine, de Du Bellay à Rousseau. Je plongeais avec lui dans de brillants sonnets et rêvais, grâce à lui, sur d’épiques narrations. Je me souviens lui avoir demandé si les auteurs, lorsqu’ils écrivaient, pensaient à toutes ces explications, ces sens cachés qu’il nous présentait alors. Il m’avait répondu : « … et à bien plus encore… ».
Je pense à son œil, toujours rieur. Je pense à sa voix, posée bas, nous livrant lentement les secrets de l’ouvrage qu’il tenait d’une main, l’autre battant l’espace comme la mesure ou restant là, en haut, immobile un moment, désireuse de ne point briser le charme d’un quatrain ou la tension d’un récit.
Je pense à lui et ne sais pourtant ce qu’il est devenu.
Mais aujourd’hui, à chaque livre que j’ouvre, à chaque page que je tourne, c’est une part de lui qui m’accompagne. Une part à qui aujourd’hui je peux enfin dire merci.